Looking for Sally II
La revanche (Payback)
Depuis combien de temps elles se trouvaient dans cette voiture, en planque en face de la maison de cette fille? Sally avait perdu le compte. Sa seule occupation avait été de remuer ses doigts engourdis sous les gants et Karen avait passé un foulard rose qui lui donnait des airs de vieux cupcake.
Dans un mauvais film elles se seraient partagé une part de pizza froide et un paquet de chips éventé mais le van puait un mélange de graillon et du parfum de la pétasse qui de toute façon avait coupé l’appétit de Sally.
- Une heure putain, qu’est-ce qu’elle fait?
La remarque de Karen, sortie de nulle part alors qu’elles s’apprêtaient à trucider une pauvre hère façon film noir, fit tout à coup éclater de rire Sally.
- Qu’est ce que tu as ? Tu perds tes nerfs, Sal.
Karen la dévisageait comme si elle venait de déroger à une règle sacrée ; oui elle s’était contenue toute la journée et oui cette virée tournait au vaudeville et elle n’en pouvait plus de se retenir.
- Pardon c’est juste…
Sally s’interrompit, songeant à la seringue de succinylcholine soigneusement planquée au fond de son sac et qui mettrait fin à cette farce.
- Écoute je sais que c’est pas facile, surtout la première fois.
Dans un mouvement un peu brusque et inattendu, Karen se glissa entre les jambes de Sally pour atteindre la boîte à gants devant elle. Ses mains passèrent dangereusement près de son sac et Sally se préparait à serrer les cuisses pour l’étrangler à mort si d’aventure le contenu se renversait et libérait la seringue.
Mais Karen saisit quelque chose du bout des doigts, un petit sachet de poudre blanche, et referma le clapet de la boîte à gants sans prêter attention au reste.
- Tiens, ça va t’aider. J’amène toujours ma copine Molly avec moi.
Ses gros doigts extirpèrent du papier à cigarette de la poche de son anorak, et Sally la regarda faire, le cœur au bord des lèvres. Karen s’enfonça le papier roulé dans la narine avant de sniffer la poudre directement depuis le sachet. Merde, il y avait quoi, quinze grammes ? Elle pouvait tout aussi bien en crever et son anesthésiant ne servirait à rien en fin de compte.
Mais la pétasse s’interrompit après en avoir reniflé la moitié pour se recaler sur le siège, prête à accueillir les effets de la drogue les cuisses écartées. Elle lui tendit le sachet, et le papier enroulé qu’elle venait de se ficher dans le nez. Un frisson de dégoût parcourut Sally.
- Prends. Allez, ça fait longtemps qu’on s’est plus fait une virée entre filles, ça va te décoincer.
Sally grimaça mais il y avait une forme de tentation à laquelle elle ne pouvait pas dire non. Juste un peu, et elle lui planterait cette seringue dans la jambe. Personne ne détecterait le produit entre toutes les merdes qu’ils devaient prendre dans cette secte. Les cristaux grimpèrent le papier jusqu’à sa narine comme une armée de vaillants petits soldats et la sensation de brûlure fut terrible. Le truc c’était d’en respirer juste assez, et de laisser venir.
Karen la regardait faire, et son expression d’ordinaire figée se transforma en un rictus effrayant, comme celui d'une gargouille.
- Merde Sally tu verrais ta tête. C’est bon hein ?
Ce qui était bon, c’était de songer aux soixante milligrammes de poison qui allaient détendre ses muscles jusqu’à ce que ses poumons cessent de fonctionner et qu’elle ne plonge en apnée, définitivement.
La pétasse se frottait la nuque contre l’appui tête, en prise aux premiers délires induits par la drogue. Ses yeux brillaient d’une lueur malade et sa bouche entrouverte happait l’air vicié du van en tressaillant. C’était le moment.
Sally glissa ses longs doigts au fond de son sac, sans bruit.
- C’est mieux que tout ma belle, ricana Karen. Tu verras, après c’est facile de planter le couteau.
Tout ce que Sally espérait, c’est que la fille ne se pointerait pas avant que le poison ait fait effet. Juste un peu de temps. La seringue disparaissait presque sous la paume de sa main et la manche de l’anorak, ne laissant dépasser que la pointe.
- Tu as raison, Karen, vraiment chouette.
La pétasse se mit à pouffer, tandis que Sally se retournait doucement vers elle, glissant discrètement son bras vers sa cuisse. La pointe transperça le collant sans qu’elle s’en aperçoive, et Sally caressa doucement l’épaule de son amie tandis que le poison passait de la seringue à son muscle.
Puis elle se replaça dans le siège passager en prenant soin de tout remettre dans le sac. Trente minutes. Peut être un peu moins avec l'effet combiné de la drogue.
- Merde Sal tu sais ce que j’ai dit à la police ?
- Qu’est ce que tu as dit, Karen.
- Que ton mari avait été violent.
Karen partit d’un éclat de rire qui fit vibrer toutes les vitres de la camionnette, et qui vrilla les tripes de Sally. La succinylcholine n’agirait jamais assez vite, et maintenant il fallait résister à l’envie démente de la planter au couteau de poche et d’en foutre partout sur les sièges.
- Putain qui peut croire ça, poursuivit Karen heureuse de son coup. J est un agneau. Le plus doux des hommes. Mais tu sais ce qu’on fait des agneaux ?
- Oui. Tu as bien fait.
Sally serrait les dents, au point que sa mâchoire la lançait. Ne pas réagir.
Les effets même légers de la poudre de MDMA commençaient à se faire sentir, et Sally se retint à la poignée de porte.
La rue autour se trouvait plongée dans une semi obscurité où les lumières des décorations de Noël dansaient comme des sorcières dans une sarabande orgiaque.
- C’était un raté, de toute façon.
Une rage indicible grouillait dans le ventre de Sally, mais les bras de Karen commençaient déjà à pendre le long de son corps, et ses jambes s’affalaient mollement sur le siège. Lentement, elle glissait.
- Un raté, vociféra la pétasse une dernière fois.
Sans qu’elle sut pourquoi, Sally se mit à fredonner. Très très bas, pendant qu’une voiture s’engageait dans l’allée de la maison d’en face. Une jeune femme s’en extirpa, cherchant ses clés au fond du sac, tandis que la respiration de Karen s’éteignait doucement, sans bruit. Bientôt plus un souffle ne s’échappa de ses affreuses lèvres rouges.
Sans s’arrêter de chantonner, Sally prit son sac sous le siège, repoussa la portière et quitta le van. La nuit était glacée et elle remit le bonnet qu’elle avait fourré dans ses poches pour remonter la rue, en même temps que les lumières s’allumaient une à une aux fenêtres de la maison.
De l'autre côté de la rue, un petit ange s’agitait sous la lueur d’un lampadaire, et elle sourit. Tout se passerait bien, maintenant.
[Jeux mortels, 2021, Les Éditions du net]
